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Veneno, une flamboyante série sur une icône transgenre espagnole

Veneno, une flamboyante série sur une icône transgenre espagnole

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Par Marion Olité

Publié le

Probablement la meilleure série du moment que vous ne regardez pas.

Diffusée en mars 2020 en Espagne sur Atresplayer Premium, puis en novembre 2020 aux États-Unis sur HBO Max, la sensation Veneno a fini par arriver dans nos contrées, à la faveur du lancement d’une nouvelle plateforme de contenus, BrutX, en avril dernier. On peut qualifier cette acquisition de judicieuse. Créée par Javier Ambrossi et Javier Calvo, la série retrace avec force, poésie et moments de bravoure la vie très mouvementée de Cristina Ortiz Rodríguez. Cette femme transgenre, travailleuse du sexe, a enflammé les plateaux télé espagnols entre 1995 et 1997. Son style, son humour et son franc-parler ont fait d’elle l’une des icônes LGBT les plus aimées du pays. Une pionnière.

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Inspirée de la biographie écrite par Valeria Vegas, ¡digo! ni puta, ni santa : las memorias de la Veneno, Veneno débute avec l’autrice, Valeria, alors étudiante en journalisme et grande fan de La Veneno. Sa rencontre avec son idole, au début des années 2000, va bouleverser sa vie. La jeune femme, elle-même en pleine réflexion sur sa transidentité, la choisit pour objet d’étude et entreprend de retracer la vie tourbillonnante, où se mêlent glamour, sexe et souffrances, de Cristina, et son combat pour être elle-même. Drôle, exubérante, sexy as hell, autodestructrice, menteuse… Qui est vraiment La Veneno ?

Pour appréhender au mieux les multiples vies de son héroïne et l’évolution de celle qui la raconte, Veneno effectue maints allers et retours dans le temps. En 2006, Valeria découvre les yeux ébahis (et nous avec elle) la personnalité flamboyante et attachante de Cristina, aka La Veneno. Tandis que la jeune femme avance dans sa propre quête d’identité de genre, son idole revit ses heures de gloire avec panache dans son petit appartement, entourée de cette fan bienveillante et de ses copines de toujours, d’autres femmes transgenres de sa génération. Se dessinent alors des flash-back qui reviennent sur les moments marquants de la vie de Cristina : son enfance à Adra, petite ville de la province d’Almería en Espagne, où elle subit l’homophobie des habitant·e·s comme de sa propre famille – la série développe en particulier sa relation dévastatrice avec une mère maltraitante –, la fuite avec l’une de ses sœurs, à 13 ans, les premiers émois amoureux avec un ami de la famille au placard.

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“Chacune fait le voyage à sa façon”

Puis vient le moment de la révélation de sa transidentité, après un passage à Madrid et un coup de foudre pour une artiste trans. Cristina est sur le point de sortir de sa coquille. La réalisation (également signée en grande partie par Javier Ambrossi et Javier Calvo), inspirée par la flamboyance et la liberté de son héroïne, accompagne à merveille ce parcours transidentitaire, mis en miroir avec celui de Valeria. Ces deux femmes ont beau avoir des personnalités très différentes, vécu une jeunesse à deux époques distinctes (les années 1980 pour l’une, les années 2010 pour l’autre), elles partagent un chemin et des expériences communes, liées à leur identité de genre. Elles ont besoin de se reconnaître dans des modèles de représentation – Cristina trouve son prénom après une rencontre fondatrice avec une femme trans surnommée Cristina Onassis, et Valeria a grandi avec les posters et les apparitions de La Veneno avant de la rencontrer en chair et en os. La série insiste merveilleusement bien sur le bonheur de trouver sa communauté et d’affirmer son identité.

Mais ce chemin est semé d’embûches, en particulier pour Cristina, la pionnière. Maltraitée physiquement et psychologiquement par sa mère, ses petits amis, ses clients, violée lors de son passage en prison (l’épisode 7 est particulièrement difficile à visionner), Cristina a fait face toute sa vie aux préjugés, aux violences, à un manque d’amour impossible à combler. Après la perte d’un emploi déjà peu rémunéré en raison de son genre, elle devient travailleuse du sexe et adopte le patronyme de La Veneno. Ce personnage hypersexualisé est certes taillé sur-mesure pour le désir masculin, mais il y a quelque chose de si extravagant, fascinant et incontrôlable qu’il en devient empouvoirant. Cette réappropriation de son corps par la principale intéressée fera évidemment grincer bien des dents, mais l’énergie et l’humour de La Veneno emportent tout sur leur passage. Une journaliste la repère un soir et la voilà propulsée sur le plateau d’un talk-show de seconde partie de soirée, Esta noche cruzamos el Mississippi.

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Et la série de nous plonger dans cette machine à rêves, la télévision, lieu de la culture populaire par excellence, auquel même la mère de Cristina ne peut résister (elle finit par y être invitée pour une confrontation avec sa fille). Là se révèle toute la puissance de Veneno, série subtilement écrite, qui ne se moque pas de son héroïne mais ne se prive pas d’ausculter les mécanismes les moins reluisants des talk-shows sensationnalistes, avides d’histoires tire-larmes et de clashs télévisuels, qui utilisent des femmes fragiles psychologiquement tant qu’elles font de l’audience. On pense aux héroïnes de la téléréalité française, comme Loana ou Nabilla, tandis que la trajectoire de travailleuse du sexe de Cristina évoque celle de Zahia. Des femmes dont on se moque mais qui, pourtant, disent beaucoup sur notre société et sur l’industrie de la télé. Paradoxalement, au sein de cette machine à broyer, La Veneno s’épanouit et ne se prive pas, entre deux gros plans sur ses seins, de dire ce qu’elle pense avec humour et pertinence. Elle profite de cette plateforme pour faire passer des messages forts sur la transidentité, le travail du sexe et régler ses comptes avec sa famille.

“Ensemble, on est capable de tout”

Le personnage gêne parce qu’il représente tout le paradoxe d’une société qui demande aux femmes d’être hypersexy, mais soumises, qui les réduit à des putes ou des saintes. Or, La Veneno est plein de choses – outrancière et politiquement incorrecte, mais certainement pas soumise. La mise en scène est à la hauteur de cette icône propulsée en haut de l’affiche et de sa descente aux enfers. Les temporalités s’entrechoquent à mesure que les souvenirs de Cristina – parfois fantasmés (le grain devient doux et les scènes surréalistes), parfois extrêmement réalistes (les scènes de violences domestiques ou le traumatisme de la prison pour hommes dans laquelle elle a été réduite en esclavage sexuel) – affluent.

Comme nous, Valeria ne sait plus où donner de la tête, mais elle vit l’histoire à fond. À tel point qu’elle se retrouve physiquement dans les souvenirs de La Veneno, notamment dans une séquence qui se tient dans les années 1990, alors que Cristina a des relations sexuelles avec l’un de ses pires compagnons de route, Angelo. Cette dernière lance alors à Valeria : “Retourne dans ta décennie et laisse-moi baiser !” Ce jeu d’anachronisme n’est pas la seule fantaisie de Veneno, qui propose aussi des séquences animées et fantasmées (ou non, au public de juger si elle dit la vérité) pour raconter l’histoire de cette femme hors-norme avec le panache nécessaire. La forme est au service du fond.

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Avec Veneno, Javier Ambrossi et Javier Calvo transcendent le genre “rise and fall”, si souvent raconté au cinéma avec le même type de personnages historiques (des hommes blancs, hétéros, puissants). En s’intéressant à une pionnière trans espagnole et en évitant tout voyeurisme (ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de scènes de sexe ou de violence, il y en a un paquet, elles ne sont justes pas filmées à travers le male gaze), ils s’aventurent sur des terrains – le milieu de la prostitution du point de vue des principales intéressées, les talk-shows regardés par des millions de personnes – peu ou mal montrés sur un écran. La richesse de leur héroïne leur permet de jouer sur différentes tonalités (comiques, dramatiques, parfois trash), de raconter la communauté transgenre dans toute sa complexité et avec une grande sincérité. Jedet Sánchez, Daniela Santiago et Isabel Torres, actrices trans, incarnent La Veneno à des âges différents et elles sont toutes les trois absolument fantastiques et uniques.

Le reste du cast est au diapason, notamment Lola Rodríguez, actrice également transgenre qui incarne Valeria, et illustre une nouvelle génération qui vit (un peu – et encore, tout dépend des trajectoires) mieux que ses aînées et leur doit beaucoup. En racontant ces histoires spécifiques, la série touche aussi à l’universel, et prouve que ce n’est pas l’apanage d’un certain type de personnages normés. Veneno est un ascenseur émotionnel, beau et violent, à l’image de la vie de son héroïne. Une grande série.

Composée de huit épisodes, Veneno est disponible sur la plateforme BrutX en France.