Pourquoi Dickinson est bien meilleure que Bridgerton

Pourquoi Dickinson est bien meilleure que Bridgerton

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Par Marion Olité

Publié le

Chers fans de Bridgerton, il est l’heure pour vous de découvrir une autre série d’époque vraiment géniale : Dickinson !

Alors que Bridgerton, la première série produite par Shonda Rhimes pour Netflix et showrunnée par Chris Van Dusen, n’en finit plus de cartonner auprès du grand public, ses intrigues soapesques à souhait se prêtant à merveille à de savoureux détournements sur les réseaux sociaux, la saison 2 de Dickinson a débuté sur Apple TV+ dans l’indifférence générale. Face à cette injustice flagrante, permettez-moi de prendre ma plus belle plume (ok, mon plus beau clavier) pour défendre ce si beau et si libre biopic, centré sur la jeunesse de la poétesse anglaise.

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Créée par Alena Smith, Dickinson a été lancée fin 2019, un an avant les tribulations de la famille Bridgerton donc. Les deux séries, auxquelles on peut ajouter Gentleman Jack sur HBO, s’inscrivent dans un renouveau du genre historique, influencé par les derniers grands changements sociétaux. Elles se jouent volontiers d’anachronismes assumés, ou revisitent l’histoire pour faire résonner ses thématiques avec notre monde. Si Bridgerton a donc misé sur un casting colorblind (justifié dans la série par le fait que le roi, blanc, est tombé amoureux d’une femme noire), Dickinson prend le parti de réhabiliter la figure d’Emily Dickinson en adoptant une perspective féministe et queer. La saison 1 mettait ainsi en scène les dilemmes artistiques de l’écrivaine, ainsi que sa relation amoureuse intense avec sa meilleure amie, Sue. Dans la vraie vie, la poétesse a en effet entretenu une relation profonde avec Susan Gilbert, à qui elle a écrit des centaines de lettres. Les amours homosexuels étant complètement invisibilisés à cette époque et transformés en “amitiés profondes” pour éviter la mort ou la prison, la présomption de cette relation par les historien·ne·s (impossible à vérifier à 100 %) est un des points forts de la série, qui imagine les dilemmes et les moments de bonheur des deux jeunes femmes.

Être ou ne pas être (célèbre)

Mais je ne vous conseille pas seulement Dickinson car elle contient une histoire d’amour queer centrale, même si cela participe à sa richesse narrative, là où Bridgerton a versé dans le queerbaiting (nous laissant croire qu’un des personnages allait être gay avant de se raviser) dans sa première saison. Portée par une fantastique Hailee Steinfeld dans le rôle-titre, la série d’Alena Smith bat sa clinquante concurrente sur quasiment tous les tableaux, comme le confirme sa saison 2, diffusée depuis le 8 janvier sur Apple TV+. Elle est plus drôle, plus pertinente, plus fine et plus libre ! Après une première livraison qui nous posait l’univers étrange et féministe du show, et nous plongeait dans la psyché fascinante de la poétesse, la deuxième saison creuse le thème de la célébrité, avec cette question centrale : Emily doit-elle se faire connaître du monde et publier ses écrits ? Une rencontre avec un patron de presse, Samuel Holmes (incarné par le revenant Finn Jones, ex-Iron Fist) va la confronter à cette possibilité. La trajectoire de Sue (Ella Hunt), désormais mariée à Austin, fonctionne, elle, comme un miroir d’Emily. La discrète orpheline se métamorphose en hôtesse mondaine obsédée par la mode et le paraître, l’équivalent d’une influenceuse sur Instagram !

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À une époque, la nôtre, où Angèle chante “tout le monde il veut seulement la fame”, Dickinson propose une réflexion éclairante sur la quête de la célébrité, son parfum addictif et ses conséquences sur une artiste, le tout mis brillamment en corrélation avec des poèmes existants d’Emily Dickinson. Si dans Bridgerton, la littérature tient également une place de choix, c’est pour mieux être résumée aux publications d’un journal à scandale, qui fait vibrer toute la haute société londonienne. De son côté, Dickinson se nourrit des poèmes de son héroïne pour construire ses intrigues et explore le processus créatif de la poétesse avec beaucoup d’imagination, d’humour et de grâce. À propos de la célébrité, Emily Dickinson a écrit ce poème, qui résume à lui tout seul cette deuxième saison délectable : “If fame belonged to me, I could not escape her; if she did not, the longest day would pass me on the chase, and the approbation of my dog would forsake me then. My barefoot rank is better.”

Au cours de cette saison, la jeune poétesse se trouve confrontée au syndrome de la page blanche et rencontre Frederick Law Olmsted, architecte-paysagiste américain à qui l’on doit la création du Central Park de New York. À propos de la célébrité, il lui dit : “Opinion is the flitting thing. It’s a hideous distraction from the beauty of your craft. The work itself is the gift, not the praise for it.*” De quoi remettre les idées en place à notre héroïne, qui a besoin d’un nouveau rendez-vous avec sa source d’inspiration majeure, la Mort (personnifiée dans la série par le très classe Wiz Khalifa) pour réaliser, face à un Edgar Allan Poe bouffé de l’intérieur par “la fame”, que décidément la célébrité ne fera qu’occuper une place disproportionnée dans son esprit, ce dernier ayant besoin de place pour accueillir toute l’étendue de son génie poétique.

Dans la tête d’Emily Dickinson

Il n’est pas simple de résumer Dickinson, c’est parce que la série s’est donné pour mission d’explorer l’univers complexe d’un génie féminin littéraire, dont les fabuleux poèmes étaient si avant-gardistes (sur la forme notamment) et universels qu’ils résonnent encore puissamment en 2021. J’aime tout dans cette série : son histoire d’amour impossible pour l’époque, son humour génialement décalé ou encore ses touches de fantastique inexpliquées qui reflètent à la fois l’imaginaire d’Emily mais aussi une époque où le mysticisme tenait une grande place. Le voile n’est jamais complètement levé, c’est un des délices de cette série à l’humour délicieusement méta. Les protagonistes utilisent un argot contemporain pour décrire des situations qu’ils vivent, en résultent d’irrésistibles répliques volontairement anachroniques. Par exemple, quand Emily rencontre son potentiel éditeur, Sam Holmes, celui-ci lui pitche ses idées pour la rendre attrayante auprès de son lectorat, évoquant des articles comme“10 choses à savoir sur Emily Dickinson, histoire de créer un peu le buzz”. Plus tard, les femmes se retrouvent pour une journée bien-être où l’on assiste aux prémisses des spas.

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Le féminisme tient une place superficielle dans Bridgerton, qui se résume à une évocation de la masturbation et au personnage d’Eloise, sorte de copier-coller de celui de Jo dans Les Quatre Filles du Docteur March. Après quelques tirades sur l’injustice de la place des femmes dans les premiers épisodes, le personnage, peu creusé, devient obsédé à l’idée de découvrir qui est Lady Whistledown. À la fin de la saison, Eloise fait même ses premiers pas dans les bals de débutantes. Dickinson se révèle, elle, bien plus fine sur le sujet, distillant un féminisme intersectionnel (un des arcs majeurs de la saison 2 concerne le combat contre l’esclavage, préfigurant la guerre de Sécession) à travers diverses scènes et personnages. Mieux : ce sont les personnages a priori les plus conservateurs, Lavinia (hilarante Anna Baryshnikov) et Emily (Jane Krakowski, toujours aussi géniale), la sœur et la mère d’Emily, qui se taillent la part du lion en matière de répliques drôlissimes et pertinentes sur la condition des femmes au XIXe siècle.

Sur la forme, Bridgerton, avec ses froufrous et sa musique pop, joue sur une imagerie à peine revisitée des contes de fées à la Disney, tandis que Dickinson, avec ses soirées défonce sur fond de rap (il y a aussi de la pop), où les personnages dansent de façon anachronique, se révèle encore une fois beaucoup plus fun et subversive. Alors, j’ai bien conscience que ma chouchoute ne bénéficie pas de la même visibilité que le phénomène Bridgerton, série sympathique et plus superficielle, qui joue sur nos instincts de gossip girl et se trouve disponible sur Netflix, le géant américain étant désormais très implanté en France. Mais je vous enjoins à jeter un coup d’œil à la si fraîche et innovante Dickinson. Si après visionnage, vous n’avez pas envie de vous ruer en librairie pour découvrir la vie et l’œuvre de la poétesse, je ne peux plus rien pour vous !

*”L’opinion est une chose volatile. C’est une hideuse distraction de la beauté de votre métier. Le travail lui-même est un cadeau, pas son éloge.”