Centrée sur un couple lesbien, Master of None se réinvente en saison 3

Centrée sur un couple lesbien, Master of None se réinvente en saison 3

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Par Marion Olité

Publié le

"Moments of Love" nous raconte l’histoire de Denise et Alice, façon Scènes de la vie conjugale.

Plongée cute et moderne dans la vie amoureuse de Dev, alter ego fictif d’Aziz Ansari, à New York, la délicieuse dramédie Master of None a perdu de sa superbe quand la réalité est venue s’y frotter : le comédien s’est retrouvé pointé du doigt en 2018, en plein mouvement #MeToo, à la suite du témoignage d’une femme traumatisée par un date vécu comme sympathique pour lui, cauchemardesque pour elle. Une affaire qui a participé aux débats féministes autour du consentement et qui fait tache dans la carrière du pro-féministe et progressiste Aziz Ansari.

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Après des excuses publiques, il a fait profil bas quelque temps, avant de revenir sur Netflix un an plus tard dans un one-man-show, Aziz Ansari : Right Now, diffusé sur Netflix en juillet 2019. Les tribulations amoureuses et sexuelles de Dev, le héros de Master of None inspiré des propres expériences de l’auteur, semblaient toutefois mortes et enterrées, comme une comédie romantique un peu naïve d’un autre temps. Mais à la surprise générale, une saison 3 de la dramédie a finalement été annoncée par la plateforme.

Sans doute absolument pas prêt à se lancer dans une introspection (qui aurait pu être passionnante) sur la dissonance entre la façon dont les hommes pensent se comporter avec les femmes et comment ils se comportent du point de vue féminin, Aziz Ansari a opté pour une mise en retrait de son personnage au profit de celui de sa BFF dans la série, Denise, incarnée par Lena Waithe. Un choix plutôt judicieux, même si on n’est pas dupes, il crie “rédemption” sans vraiment passer par la case indispensable de la remise en question. Il permet en tout cas de visibiliser des personnages habituellement inexistants sur nos écrans, ou placés en rôles secondaires, comme dans les premières saisons de Master of None. La série se dote même d’un sous-titre, “Moments of Love”, qui souligne une volonté de spin-off.

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En cinq épisodes, réalisés par Aziz Ansari et coécrits par ce dernier avec Lena Waithe, on est plongés dans l’histoire de Denise, la pote lesbienne de Dev (ici presque un autre personnage), et de sa femme Alicia (Naomi Ackie). Le premier épisode pose l’ambiance : les deux femmes ont décidé de vivre en périphérie de New York. Forte du succès de son premier livre, la romancière Denise a pu acheter une maison de campagne ultra-stylée (un fantasme de bobo avec ses grands espaces, cette cheminée et ses poutres apparentes), dans laquelle elle coule des jours heureux avec sa moitié, ancienne chimiste qui s’est récemment reconvertie en antiquaire. Bientôt Alicia exprime un désir d’enfant, qui va transformer leur relation.

Scènes de la vie conjugale (lesbienne)

La pellicule est granuleuse, le format carré. Les scènes, exceptionnellement lentes pour une série, s’attardent sur les différents objets décoratifs et meubles soigneusement choisis de cette superbe maison, qui devient un personnage à part entière. À tel point qu’après sa vente, dans l’épisode 3, la maison refera une apparition, façon guest, pour l’ultime volet de “Moments of Love”.

Aziz Ansari nous avait déjà montré, avec la deuxième saison de Master of None – un hommage séduisant aux films italiens de Fellini, Antonioni et de la Nouvelle Vague –, son amour pour le cinéma européen. Mais là où la saison 2 se regardait davantage comme le fantasme cinématographique d’un américain en Italie, cette saison 3 possède le goût de la vraie vie. On suit ici une histoire d’amour réaliste entre deux femmes noires. La caméra d’Ansari filme sans voyeurisme les petits moments délicats, futiles, qui définissent la complicité d’un couple – comme cette mignonne bagarre dans le lit, quand l’une ne veut pas dormir et l’autre si. Le réalisateur choisit de suggérer les scènes de sexe plutôt que de les montrer, s’attardant davantage sur les scènes de la vie quotidienne.

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Ces séquences d’intimité – les danses près de la machine à laver ou dans le salon, la chambre à coucher – sont influencées, de l’aveu même de son créateur, qui a partagé ses références sur son compte Instagram*, par les films de Chantal Akerman (Jeanne Dielman, 1976), Béla Tarr (The Turin Horse, 2011) et évidemment Ingmar Bergman. Son chef-d’œuvre sur la conjugalité hétérosexuelle, Scènes de la vie conjugale, diffusé sous forme de mini-série 1973 (avant de devenir un film qui sort en salles l’année suivante), est la référence la plus évidente.

“Moments of Love” nous charme par sa mise en scène, qui paraîtrait toutefois bien poseuse si elle n’était pas portée par deux fantastiques interprètes. Denise semble, comme Dev pour Ansari, une extension fictive largement inspirée de Lena Waithe. Un dialogue du premier épisode, dans lequel Dev (le personnage effectue quelques courtes apparitions qui apportent un effet miroir à la trajectoire de Denise) exprime toute sa frustration à Denise – “You’re doing so good and I’m doing so bad. It’s embarrassing” (“Tu t’en sors si bien, et moi si mal. C’est embarrassant”) –, prend soudain un sous-texte presque méta : n’est-ce pas Aziz Ansari qui se plaint de sa vie face à une Lena Waithe, dont le talent a éclaté au grand jour depuis 2017 (elle a créé les séries The Chi, Twenties et produit Them, devenant un visage incontournable du game sériel américain) ?

Si Lena Waithe brille dans un rôle taillé sur-mesure pour sa personnalité, l’autre étoile de cette série est sans conteste Naomi Ackie (vue dans Small Axe, The Bisexual ou The End of the F***ing World). L’épisode 4, un petit bijou, nous plonge dans l’éreintant parcours de FIV (fécondation in vitro) qu’expérimente son personnage, Alicia, et repose entièrement sur sa superbe performance. On n’avait jamais vu, sur un écran, cette méthode de procréation retracée avec autant de puissance, d’humanité et de précision (les taux de réussite, les différentes étapes, l’argent…).

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On connaît désormais la recette de l’innovation. Quand on renverse la perspective d’un récit, en plaçant au centre du récit des personnages habituellement en périphérie, on obtient de nouvelles histoires passionnantes à raconter et cela produit de nouvelles représentations. C’est ce que nous offre “Moments of Love” en braquant les projecteurs sur une histoire d’amour entre deux femmes lesbiennes et racisées. Cette représentation, bien que positive (et ce n’est déjà pas rien pour un couple de femmes noires, fait rarissime sur nos écrans), risque tout de même d’en faire tiquer plus d’une. C’est celle d’un couple lesbien au comportement plutôt hétéronormé.

Les deux femmes sont mariées (et même remariées dans le dernier épisode), vivent ensemble et ont acheté une maison, veulent des enfants… Rien de mal à cela évidemment. La communauté LGBTQ+ s’est battue, et se bat encore, pour obtenir les mêmes droits que les couples hétérosexuels. On se contente de noter que ce couple coche toutes les cases du parcours hétéro, jusque dans les caractéristiques de ses héroïnes. Plutôt déconnectée de ses émotions, passant pas mal de temps dans son lit (on la comprend, il a l’air si cosy !), Denise endosse des caractéristiques codifiées masculines et un style “butch”, tandis qu’Alice “adore” faire la vaisselle (selon les mots de Denise), la mode, et c’est elle qui veut un enfant et endosse la charge mentale émotionnelle du couple. Elle possède toutes les caractéristiques de la lesbienne “fem” et de la “maman” en devenir. Viennent par la suite les tromperies et les séparations, de nouvelles épouses et des enfants…

Les lesbiennes seraient donc des couples hétérosexuels comme les autres ? Oui et non. Bien sûr que l’amour, le désir de conjugalité et d’enfant sont universels. Il y a en revanche plein de façons de les vivre, notamment hors des codes hétéros. Cette représentation, dans laquelle toutes les femmes lesbiennes ne se retrouveront pas, possède toutefois le grand avantage de normaliser la présence de couples LGBTQ+ et racisés sur un écran hors des tropes habituels vus dans tant de séries (examinés dans cet article de Slate). Les personnes hétérosexuelles seront aussi ravies de voir “Moments of Love” et ces “scènes de la vie conjugale lesbienne” si proches des leurs. On peut malgré tout juger ce couple un peu trop conventionnel (pour Denise, le divorce, “c’est l’échec ultime dans la vie”). Dans tous les cas, il a déjà le grand mérite d’exister.

* Pour ceux et celles que ces références intéressent : 1. Jeanne Dielman 2. Tokyo Story 3. Yi Yi 4. Who’s Afraid of Virginia Woolf 5. Floating Weeds 6. Killer of Sheep 7. The Turning Horse 8. Late Spring 9. Watermelon Women 10. Scenes from a Marriage.