Dickinson tire sa révérence, avec humour et poésie

Dickinson tire sa révérence, avec humour et poésie

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Par Marion Olité

Publié le

Fin décembre dernier, Apple TV+ a fait ses adieux à l’une des meilleures séries de son catalogue, si ce n’est la meilleure selon votre humble plume.

Lancée en 2019, la dramédie d’époque Dickinson s’est achevée le 24 décembre 2021 au terme d’une troisième saison, qui l’emmène à un total de trente épisodes tout rond. Trois saisons pour mettre en images le génie créatif et le passage à l’âge adulte de la poétesse Emily Dickinson, c’était le souhait de sa showrunneuse, Alena Smith. Après une première saison d’exposition festive et empouvoirante, une deuxième tout aussi réussie, centrée sur la tentation de la célébrité, ses pièges et ses délices, cette ultime livraison de dix épisodes porte en elle une atmosphère plus sombre, marquée par une guerre civile à la fois symbolique (la famille Dickinson autrefois soudée se décompose) et littérale (la guerre de Sécession en toile de fond). Rattrapée par l’histoire avec un grand H, Emily (la toujours sensationnelle Hailee Steinfeld) se demande si dans ce contexte où le pragmatisme prévaut, sa poésie est encore porteuse de sens.

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Dickinson n’est jamais meilleure que lorsqu’elle sonde l’âme de sa jeune héroïne et sa place dans le monde. Cette ultime saison s’éloigne (un peu trop à notre goût) de sa psyché pour se concentrer sur les ravages de la guerre, les grands bouleversements sociétaux qu’elle engendre, mais aussi sur le besoin d’apporter une forme de conclusion aux trajectoires de différents personnages. Un peu moins flamboyant et léger que lors des deux premières saisons, cet ultime tour de piste reste porté par une écriture ultra-maîtrisée et quelques morceaux de bravoure.

On retiendra la “ballade” cauchemardesque de la tribu Dickinson au sein d’un asile psychiatrique – qui, notamment, retient des femmes contre leur gré (l’épisode 6, “A Little Madness in the Spring”) – mais aussi surtout l’épisode surréaliste “The Future Never Spoke”, durant lequel Emily et sa sœur Vinnie se retrouvent propulsées au milieu du XXIe siècle, et rencontrent la poétesse Sylvia Plath (Chloe Fineman), au cœur des années 1950.

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Les délices de l’anachronisme

On touche là à l’une des plus grandes forces de la série : ses anachronismes permettent d’établir des parallèles avec notre société. Ce récit qui fictionnalise la vie d’un génie féminin appartient presque davantage au XXIe siècle qu’au XXe siècle, temps de l’action. De la musique utilisée (inspiration Sofia Coppola et son Marie-Antoinette rock de 2006) lors des soirées mondaines (de la pop, du rap) aux dialogues absolument truculents (les personnages répondent en utilisant des expressions contemporaines pour un décalage malin et comique assuré), en passant par son propos féministe résolument sous perfusion Me Too ; l’anachronisme est élevé au rang d’art. La rencontre entre Emily Dickinson et Sylvia Plath est un petit bijou du genre. Propulser la poétesse anglaise dans les années 1950 permet de faire le point sur la façon dont elle est perçue, 100 ans plus tard, comme une “original sad girl” fascinante.

Or, dans la série, Emily n’est pas dépeinte comme une artiste triste et dépressive, plutôt comme une weirdo à l’imagination débordante et très proche de sa famille. Une façon de rappeler que l’Histoire se charge parfois de mettre l’accent sur des traits de personnalité particuliers qui ne disent pas tout d’une vie. La fiction ne rétablit pas la vérité, évidemment, que l’on ne connaîtra jamais vraiment. En revanche, elle ouvre un champ des possibles et dépoussière une figure qui, autrement, serait restée terriblement austère.

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Ce face-à-face avec Sylvia Plath est ponctué de dialogues à la fois comiques, féministes (toujours fun de comparer les époques et de se rendre compte qu’il y a encore tellement de travail pour arriver à bouter le patriarcat hors de nos vies) et annonciateurs du mal-être de la poétesse (qui se donnera la mort et a subi plusieurs électrochocs durant sa vie) et de l’isolation à venir d’Emily également. Mais il est aussi l’occasion de revenir sur l’un des sujets centraux de la série : le fait qu’Emily est queer et entretient une relation amoureuse secrète avec Sue. C’est une hypothèse historique qui n’a pas été prouvée mais reste assez probable au vu du nombre de lettres passionnées envoyées par la première à la seconde, qui devint sa conseillère privilégiée quant à son art poétique. Lors d’un dialogue avec Sylvia Plath, pour la première fois, la série met des mots sur la relation amoureuse intense qui unit Sue et Emily.

Si suivre les hauts et les bas de ces deux amantes maudites durant ces trois saisons a été un plaisir épique, on note que le personnage de Sue, parfois cruel, jaloux et manipulateur, n’a pas toujours été facile à aimer. Mais qui est-on pour dire non à un bon drama lesbien ?

Il y a d’autres choses à dire sur cette troisième saison, qui laisse une belle place à la lutte pour les droits des Africain·e·s-Américain·e·s à travers la trajectoire de Henry (Chinaza Uche), ancien employé des Dickinson qui se retrouve au front, à gérer une troupe de soldats noirs à qui l’on refuse le port d’armes pour se défendre. L’absurdité de la situation – la guerre concerne l’abolition de l’esclavage et le camp des abolitionnistes refuse aux principaux intéressés de se battre – est dépeinte avec force et poésie, toujours. À Amherst, entre deux dramas avec Sue, Emily parfait son écriture et tente de faire partie du monde et de ses changements, à sa manière. La poésie en temps de guerre est-elle utile, se demande-t-elle ? La servante des Dickinson se charge de répondre à cette question : “Dont’ kill the poets, they’d said. Because the poets had to be left to tell the story.”*

On aurait aimé que sa sœur, l’inénarrable Vinnie (Anna Baryshnikov), ait davantage de choses à défendre, mais Alena Smith a dû faire des choix, se focalisant notamment sur le deuil vécu par la mère (Jane Krakowski, toujours parfaite) ou sur la figure du grand frère, Austin (Adrian Blake Enscoe), pour en faire un symbole d’une nouvelle masculinité (il devient notamment un papa très présent) et en contraste avec celle du père (Toby Huss), qui représente, lui, l’ancien monde. Cette terrible scène où Emily écrit les volontés de son père en cas de décès et comprend qu’en tant que femme, elle sera toujours subordonnée à un homme, en témoigne.

La série s’achève sur une très belle scène, sibylline : on y observe Emily dans sa chambre, au gré des saisons qui changent, déclamer ses sublimes poèmes en voix off, avant de se projeter complètement dans le dernier, où il est question de sirènes et de bateaux. Une façon de nous emmener en douceur vers la suite un peu plus déprimante de la vie de la poétesse, qui s’est repliée sur elle-même et son art dans les années qui ont suivi, et que l’on ne verra pas. Un final en forme de retour aux sources. Adoptant un female gaze, la série nous a plongés dans la psyché d’Emily, nous faisant (re)découvrir ses magnifiques poèmes. Déclamés en voix off et utilisés en titre de chaque épisode, ils servaient aussi de point de départ à l’articulation d’une saison. Portée par un casting au sommet de sa forme, Dickinson a bousculé le genre de la série d’époque, proposant une mise en images créative (ses rendez-vous mystérieux et fantasmés avec La Mort) et contemporaine de l’imaginaire de son héroïne. Une série inspirante, qui célèbre le génie féminin avec humour, liberté et poésie.

Les trois saisons de Dickinson sont disponibles sur Apple TV+ 

*“Ne tuez pas les poètes, ils disaient. Les poètes doivent être ceux qui restent, pour raconter l’histoire.”